La discipline de l’écoute
Écouter sans préparer sa réponse. Être présent à l’autre jusqu’au bout de sa phrase.
EVEIL QUOTIDIEN
Parfait OUATTARA
12/9/20254 min temps de lecture


On nous a appris à parler, à nous exprimer, à nous défendre.
Beaucoup plus rarement à écouter.
Et pourtant, l’écoute est l’un des lieux les plus discrets où se joue notre humanité : c’est elle qui façonne la qualité de nos relations, la profondeur de nos engagements, la finesse de notre discernement.
Écouter vraiment, ce n’est pas se taire en attendant son tour.
C’est une attitude intérieure : une discipline.
1. L’écoute, ce lien invisible au monde
« L'écoute nous relie aux autres et au monde. »
Quand nous écoutons quelqu’un, nous ne recevons pas seulement des informations.
Nous accueillons un monde intérieur : ses peurs, ses espérances, ses blessures, ses contradictions.
Une écoute superficielle reste à la surface des mots.
Une écoute profonde, elle, laisse apparaître :
ce qui n’est pas dit mais se devine,
ce qui se cache derrière une colère, une plaisanterie, un silence,
ce que l’autre n’arrive pas encore à formuler mais essaie de déposer.
C’est là que se joue notre responsabilité :
sommes-nous un simple mur sonore, ou une présence qui permet à l’autre d’exister pleinement ?
2. Agir « selon l’Équerre »… aussi avec ses oreilles
Dans un enseignement maçonnique, on rappelle au frère :
« Votre devoir envers votre prochain consiste à agir envers lui selon l’Équerre, c’est-à-dire, d’une façon juste et droite, en lui rendant tous les bons offices que réclament la justice et la miséricorde : en le secourant dans le besoin, en le consolant dans le malheur, et en vous conduisant envers lui en toutes circonstances, comme vous voudriez qu’il se conduisît envers vous. »
On pense spontanément à des actions concrètes : aider matériellement, soutenir, accompagner.
Mais avant d’agir, il y a une étape silencieuse et décisive : Écouter.
Comment secourir quelqu’un si l’on n’a pas entendu la nature réelle de son besoin ?
Comment consoler si l’on n’a pas laissé à l’autre la place de dire sa douleur ?
Comment se conduire envers lui comme on le souhaiterait pour soi, si l’on ne sait même pas ce qu’il vit en vérité ?
Agir « selon l’Équerre », c’est se tenir juste devant l’autre.
L’écoute fait partie de cette justesse : elle nous évite d’imposer nos solutions sur un problème que nous n’avons pas vraiment compris.
3. Le « kiku » : écouter avec quatorze cœurs
Dans la tradition japonaise, on parle de « kiku », une forme d’écoute qui ne se limite pas au fait d’entendre des sons.
Kiku signifie littéralement : « écouter avec l’énergie de quatorze cœurs ».
L’auteure Haru Yamada a exploré cette notion et en a fait une méthode transformationnelle : une feuille de route pour apprendre à écouter avec sens et intention dans notre quotidien – au travail, en famille, avec nos proches.
Le kiku, c’est :
une écoute qui va au-delà du superficiel,
une écoute présente, qui ne cherche pas immédiatement à répondre,
une écoute reliante, qui nous rapproche des autres en profondeur.
En pratiquant ce type d’écoute, on développe peu à peu :
une compréhension plus fine des situations,
une capacité à « lire entre les lignes » chez les personnes qui nous entourent,
un sens plus juste du moment : savoir quand parler, quand se taire, quand seulement être là.
La « discipline de l’écoute » rejoint ici le kiku :
il s’agit d’apprendre à être là avec plus qu’une oreille.
Comme si, symboliquement, plusieurs cœurs se mettaient au service de la parole de l’autre.
4. Écouter sans préparer sa réponse
L’un des obstacles majeurs à l’écoute, c’est notre besoin de répondre.
Tandis que l’autre parle :
nous préparons déjà notre argument,
nous élaborons le conseil que nous allons lui donner,
nous cherchons comment ramener la conversation à notre propre histoire.
Résultat : l’autre parle, mais nous sommes déjà ailleurs.
La discipline de l’écoute propose un exercice simple et exigeant : « Je laisse l’autre terminer sa phrase avant de construire ma réponse. »
Concrètement, cela suppose :
Suspendre le jugement pendant qu’il parle.
Garder l’attention sur ses mots, son ton, ses silences.
À la fin, reformuler ce qu’on a compris :
« Si je t’ai bien entendu, ce que tu vis en ce moment, c’est… »
Souvent, rien que cela change tout.
L’autre se sent reconnu, accueilli, respecté. Il n’est plus en train de « parler dans le vide ».
5. Une feuille de route pour la journée
Pour incarner cette discipline de l’écoute, on peut se donner un petit protocole très concret : Aujourd’hui, je choisis une personne à écouter vraiment.
Quand elle parle, je décide de :
ne pas la couper,
ne pas finir ses phrases à sa place,
ne pas ramener tout de suite à moi (« moi aussi, ça m’est arrivé… »).
Je me pose intérieurement trois questions :
Qu’est-ce qu’elle dit ? (les faits, les mots)
Qu’est-ce qu’elle ressent ? (la couleur émotionnelle)
Qu’est-ce qu’elle attend vraiment ? (écoute, conseil, soutien, simple présence…)
À la fin de l’échange, je prends un moment pour voir ce que cette écoute a changé :
dans l’autre,
dans notre relation,
en moi.
Ce n’est pas spectaculaire, ce n’est pas bruyant.
Mais c’est souvent là que quelque chose se répare, se consolide, s’approfondit.
6. Écouter comme on voudrait être écouté
La règle donnée par l’Équerre – « se conduire envers l’autre comme on voudrait qu’il se conduise envers nous » – peut devenir une boussole simple :
Quand je parle d’un sujet qui me tient à cœur, de quoi ai-je besoin ?
D’un discours ? D’une solution immédiate ?
Ou d’abord de quelqu’un qui reste là, qui m’écoute sans se lasser, sans minimiser, sans se moquer ?
La discipline de l’écoute commence exactement là :
offrir à l’autre ce que moi-même, j’aimerais recevoir.
La discipline de l’écoute n’est pas une technique de plus à ajouter à notre boîte à outils.
C’est une façon de se tenir dans le monde :
relier plutôt que séparer, comprendre plutôt que juger, accueillir plutôt que posséder.
Écouter sans préparer sa réponse.
Être présent à l’autre jusqu’au bout de sa phrase.
Agir envers lui « selon l’Équerre ».
Et, pourquoi pas, ouvrir en soi cet espace où quatorze cœurs écoutent ensemble.
